
Les sauces représentent la partie capitale de la cuisine. Ce sont elles qui ont créé et maintenu l'universelle prépondérance de la cuisine française. On ne saurait donc apporter trop de soins et d'attention dans leur apprêt.
La base fondamentale de leur travail est un jus quelconque, soit : du jus brun ou estouffade pour les sauces brunes ; du jus clair ou fonds blanc pour les Veloutés. C'est à obtenir ces jus absolument irréprochables que doit tout d'abord s'appliquer le saucier qui, disait le marquis de Cussy, est "le chimiste éclairé, le génie créateur et la pierre angulaire du monument de la cuisine transcendante".
Dans l'ancienne cuisine française, en dehors des rôtis de broche, toutes les formules relevaient des braisés ou des étuvées. A cette époque déjà, les Fonds étaient la clef de voûte de l'édifice culinaire, et la quantité d'éléments que nécessitait leur préparation semble fabuleuse à notre époque de parcimonie. En réalité, l'introduction des roux dans la cuisine française par les cuisiniers espagnols venus à la suite d'Anne d'Autriche, dut passer presque inaperçue, tellement leur rôle avait peu d'importance alors : les jus se suffisant à eux-mêmes. Mais quand vinrent les temps où s'imposa l'économie, la sauce Espagnole devint la suppléante obligatoire des jus trop appauvris.
Elle y gagna du perfectionnement, mais son usage ne tarda pas à dépasser le but pour lequel elle avait été créée et il n'est pas excessif d'avancer que, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, il atteignit un réel degré d'exagération. A son abus, on peut attribuer l'apparition de cette cuisine neutre, sans arome bien défini, où toutes les notes de la gamme savorique se confondaient en une seule tonalité insipide.
Depuis quelques années, un énergique mouvement de réaction s'est produit contre cette uniformité savorique reprochée aux cuisiniers. Dans les grandes cuisines, les fonds de veau clairs, limpides, de saveur nette et franche ont repris leur place et l'Espagnole qui, de ce fait, a perdu la sienne, verra son importance décliner de plus en plus.
Quelle est, en effet, la raison d'être de cette grande sauce ! Le ton et la valeur savorique ne lui sont pas propres : c'est le fonds employé qui lés lui fournit ; c'est en lui que réside son mérite.
L'auxiliaire du jus, le roux, n'apporte à celui-ci, en dehors de son principe de liaison, qu'une note savorique de peu d'importance, et il a l'inconvénient d'exiger, pour que la sauce soit parfaite, une élimination presque absolue de ses éléments.
Seul, le principe amylacé demeure dans une sauce convenablement dépouillée. Or, si cet élément est absolument nécessaire pour donner le moelleux et le velouté à la sauce, il est beaucoup plus simple de le lui donner pur, ce qui permet de la mettre à point en aussi peu de temps que possible, et de lui éviter un séjour trop prolongé sur le feu. Il est donc infiniment probable que, avant longtemps, l'amidon, la fécule, ou l'arrow-root obtenus à l'état de pureté absolue, remplaceront la farine dans les roux.
Dans l'état actuel de la cuisine, l'emploi simultane de ces deux éléments : Espagnole et Jus lié, s'impose encore pour plusieurs raisons : Dans les grands braisés, dans les ragoûts (sauf ceux de mouton ou d'agneau), l'Espagnole associée à la tomate, et mise à point par les sucs nutritifs échappés de l'élément dont elle est le facteur de cuisson, est absolument dans son rôle. Sous forme de Demi-glace, elle servira encore de fonds indispensables à beaucoup de Sautés.
Mais les entrées délicates et légères de boucherie et de volaille ont tout à gagner de l'emploi du jus lié, surtout si cet emploi raisonné s'appuie sur le déglaçage, au lieu de le supprimer, et si le jus est en rapport avec le genre de préparation qu'il doit accompagner.
La cuisine moderne a posé cette règle formelle et rationnelle, que l'harmonie soit assurée entre les viandes et leurs sauces.
Ainsi, un gibier doit être servi avec des sauces, des fonds de gibier, ou un fonds de saveur neutre, et non des fonds de viandes de boucherie.
Ce fonds est moins corsé, il est vrai, mais la saveur originelle et réelle est intégralement conservée. Il en est de même pour l'apprêt du poisson, lequel, aux sauces neutres par lesquelles il est généralement traité, exige impérieusement l'addition des fumets qui donne à toute préparation sa saveur sui generis.
Nous savons que des raisons d'ordre économique sont souvent un obstacle à l'observation de ces règles ; mais, au moins, l'ouvrier avisé et soucieux de sa réputation les serrera d'aussi près que possible, pour atteindre un résultat sinon parfait, du moins satisfaisant.
